La joie du puissant - distinction des joies et plaisirs dans l'économie politique courante

La joie atténue les méfaits de l'extériorité de soi, face au monde et les relations à autrui complexes. La joie se bâtit avec d'infinies précautions, dans la compréhension de ces petits riens qui échappent à la perception négative d'autrui. Par exemple, revoir un paysage aimé de l'enfance rappelle des souvenirs, permet de soupeser sa propre mémoire, son évolution personnelle. Ce peut être aussi un plat simple qui réveille des papilles exténuées par des repas vite avalés au bureau. La joie est un sentiment intime qui pose les jalons d'une seconde jeunesse de la pensée vécue. Le philosophe magyar Lukacs raconte, dans un entretien confié en 1969, deux ans avant de disparaître, qu'un beau texte stimule et met hors de soi les idées morbides partout à l'œuvre dans le monde réifié. Il précisait que c'est une joie innocente dont on est peu conscient étant jeune et qui s'affine avec les vieux jours. La pulsion de mort est inhérente à la société policée contemporaine; la contrainte, d'abord extérieure, s'empare de soi-même comme un impératif intime qui convainc chacun d'obéir à une règle définitive pas forcément objective, pas forcément significative vis-à-vis du monde social. C'est par exemple le propre du travailleur qui s'auto-persuade qu'il lui est nécessaire de croire en la forme de la hiérarchie dans l'entreprise : "je dois rester à ma place", telle serait le mot intime qui dévaluerait ses initiatives, y compris dans le procès de production pour améliorer la rentabilité de son propre labeur. Sans faux col, Lukacs est important pour comprendre les ressorts de l'aliénation la plus haute : la réification dans les profondeurs de l'être social, dans les arcanes de l'histoire politique de l'être social contemporain, après la mise en place de l'industrialisation de masse.
 
La joie organique est souvent confondue avec l'extase dans la poésie la plus lointaine, la plus créatrice en matière de formes. La poésie reste l'acte créateur, avec la stase du musicien, la plus élevée en révélation de la joie. Proche de la révélation profane ou de l'illusion cosmique, ou encore d'un rapport providentiel à l'idée d'un dieu, cette poésie relève d'une mystique bien souvent réconfortante pour qui la crée, pour qui la reçoit, enfin pour qui la transmet de génération en génération. La poésie retrouve en quelque sorte la personne dédiant sa vie à l'existence religieuse. Cependant, cette joie poétique profane ne dure qu'un temps. Elle est une joute. Joute de formes. En effet, très souvent les poètes, ces héroïques créateurs, n'éprouvent guère le désir de vivre longtemps. Une vie de joie mystique engendre plus souvent que de coutume une santé précaire, fragilisée par la négation des impératifs sociaux tel le salariat, telle la dépendance au jeu généralisé des formes entre travail manuel et travail intellectuel, l'un usant l'autre, l'un séparant l'autre. Une vie de joie peut en outre s'évaporer dans la confusion d'avec les plaisirs : sexuel, tabagique, pratique des sports extrêmes, alcool, achat d'un bien matériel... La joie est un état quand le plaisir est pure recherche de jouissance immédiate que l'on désire perpétuer coûte que coûte non sans une certaine insatisfaction permanente. Le plaisir serait par principe la recherche d'un état inatteignable car déraisonnable par essence. La joie trouve la signification de sa source dans la simplicité, la forme brute de la pensée intime posée dans des jalons personnels en lien avec une histoire personnelle : cette conjonction de la forme du devenir avec la forme de l'infinité des possibles d'exister provoque une schize. En réalité, il n'existe rien de mieux que l'activité de l'écriture pour examiner pour soi ces deux formes, dont l'une serait la poésie intime, la seconde la narration quasi clinique des différents symboles qui ont parcouru l'échine de l'épochè du sujet.
 
La joie politique est rare. Il ne s'agit pas de traiter de la fausse componction du militant dont les vues l'emportent provisoirement le temps d'une victoire électorale, mais du contentement pour des formes politiques rejoignant la pureté de l'idée que l'on se fait de sa pratique. Prenons une donne politique forte, la démocratie formant l'horizon recherché par toute la modernité. La démocratie, dans la Grèce de Clisthène l'Athénien, recouvrait un projet d'autonomie de délibération directe, souveraine et conçue par la participation de tous les citoyens sans exception en harmonie avec la réalisation concrète des décisions prises. De belles pages de Lévêque, Vidal-Naquet et Castoriadis réunis pour travailler ce sujet expliquent utilement  ce tournant fondamental dans l'histoire. Qu'en est-il dès lors de la totalité de l'idée démocratique antique dans nos institutions modernes ? Quels en sont les résidus, les traces enseignées de nos jours ? Qui s'interroge présuppose une séparation radicale de la forme du demos antique qui existe avec la démocratie formulée dans l'institutionnalisme de droit politique, notamment dans les institutions des anciens régimes de l'Est et la politique libérale. La joie politique restaurerait la joie ultime que désire tout vivant fondé à vouloir la concorde universelle entre les hommes, les sociétés humaines en quelque endroit sur la planète commune où il se trouve. Trouble ou tracas, la joie politique n'est pas d'actualité, puisqu'elle demeure en un simple état du désir.
 
La joie politique ne peut exister lorsque l'homme est fractionné dans les différentes formes concrètes auxquelles il aspire de percevoir, puis engendrer dans une réalisation concrète et historique. La contrainte de la masse amoindrit forcément toute joie. Quelle est-elle ? Etayons succinctement un cas. L'artisan émailleur heureux de son travail ne pourra que surnager face aux exigences de sa clientèle, de ses fournisseurs, des prix et du marché propre de son artisanat. La contrainte de l'émailleur, comme tout artisan, artiste, salarié ou patron, ne recouvre pas d'autre rapport économique que la conjonction du marché, des lois qui l'organisent, du poids des mesures de contrôle social et politique. La variété des contraintes, législatives et administratives en premier lieu, forme une multiplicité voire une masse qui pèse sur la conscience du travail mené dans l'horizon du marché quand, en second lieu, s'exaspère la contingence historique du moment économique. Pour rester fort prosaïque en cet instant de la présente rédaction, la joie totale n'appartient qu'aux puissants, une minorité sur la planète, des puissants qui détiennent le plaisir d'être débarrassés du souci de leur subsistance matérielle immédiate. Ils sont parvenu à procéder à l'illimitation de l'accumulation de biens, de richesses, de travailleurs pour servir leur puissance. En somme, le puissant est le personnage principal du marché : il est le capitaliste accompli. A sa puissance matérielle s'ajoute sa puissance symbolique dans l'économie politique. Certes, le puissant possède à proprement parler le capital de la volonté de sa puissance et trouvera toujours un concurrent à sa puissance. Voire un adversaire pour sa quête névrotique d'hégémonie (au nom du principe du seul contre tous, au nom de la volonté d'unicité du puissant, mais passons ce point psychique). Reste que le puissant émargera à la menue liste des élus de l'histoire. Contre tous, mais s'appuyant sur tous à la mesure de ses moyens mis en branle pour qu'ils lui servent de manière opératoire.
 
La joie politique de tous est en effet impossible dans l'économie systémique de notre époque historique. Face à la puissance du puissant, les seuls plaisirs simples peuvent survivre dans l'état de l'esprit de tous. En moindre mal, gage de pérennité de l'espèce. Face aux nécessités élémentaires de la vie pour assurer ses subsistance et conservation, déjà rendues difficiles dans le monde contemporain pour la grande majorité, les petits plaisirs sont assurément de courte durée et s'impriment principalement de la suggestion par la dogmatique du puissant : la consommation de biens censément susciter le plaisir. La satisfaction d'un plaisir buccal n'engendre qu'un sentiment de joie gustative éphémère; elle n'est pas la joie concrète, assise dans les méandres de la vie de l'homme. La satisfaction d'obtenir et entretenir un petit chez-soi semble assumer la volonté de se conserver à l'abri, puis de perpétuer sa famille; elle est une joie concrète immédiate, sujette à défis, deuils divers, inquiétudes; elle ne recouvre pas encore la joie éternelle.
 
La réconciliation est la première voie pour tenter d'en passer par la joie politique. La réconciliation servirait l'espérance en la joie éternelle. Ce serait le maître-mot d'un engagement politique nouveau. Réconcilier sujet et objet, réconcilier valeur personnelle et reconnaissance d'être homme avec les valeurs communes qui font que vivent en bonne intelligence tous les hommes, réconcilier vie et conditions d'exister, sont autant de tranches existentielles, politiques, à jointoyer. Il serait utile de mentionner d'autres faits. A ce maître-mot de réconciliation il convient d'ajouter l'évidence même : créer ou développer (selon le degré d'optimisme) l'autonomie de l'individu dans ses pensée et agir, liée à son indépendance à l'égard de la dogmatique du puissant qui le contrôle. En réalité, ce serait déjà là la construction d'une première forme de joie politique. L'ardeur à déceler les clefs de la réconciliation répondrait aux exigences humanistes authentiques. Là s'éclaire le travail qui se présente, encore et encore, à tous.

OP (brouillon à développer)
 
 
 
 
 
 
 
 
 

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