Le dîner en ville, la plaie signifiante


Au cœur du vide.

L’occasion d’un dîner en ville permet, croit-on, de se priver de télévision. Hélas, aujourd’hui, les principaux sujets de la conversation urbaine touche la lucarne. Chacun a son mot à dire sur les primes, sur la vie dissolue de Michel Drucker, sur le brushing impeccable de David Poujadas. Pire, nos urbains dîneurs aiment à alimenter toute réflexion tirée non d’une lecture, non d’une intime conviction mais de ce que l’experte Machine a tenu face à l’expert Machin dans un débit policé de robot.

Les conventions urbaines n’autorisent pas que les hôtes mettent les pieds sur la table. Pourtant, s’abîmer quelques heures durant à une table en répétant stérilement des « choses entendues à la télé » paraît une insulte au genre de la conversation, un peu comme la dissertation plagiée d’un étudiant ou le bidonnage d’un journaliste. C’est comme poser son pantalon ou sa jupe sur la table et jeter à l’intelligence ses chaussures à la face de la puissance invitante. Mais bon, rien à faire, foin des civilités d’antan.

Rester chez soi devient la meilleure satisfaction d’une franche saturation provoquée par nos semblables. Certes, l’apéritif dînatoire, les verres de vin en compagnie dans un bar figurent des substituts aux dîners qui portent la contrainte de devoir disposer de l’espace et du temps pour cuisiner (et des subsides pour acheter les mets). Recevoir est une tradition bien française. Maintenant, on reçoit aussi dans des lieux dédiés pour ce faire, vu le prix du mètre carré dans les centres urbains où vivent les citadins bienheureux.

Ne l’oublions pas, notre société connaît évidemment plusieurs types de convention dînatoire selon les classes sociales, les milieux professionnels et culturels. Dans les milieux intellos, par exemple, un bon vin bio et une chinoiserie colorée remplissent à merveille l’office obligé des pâmoisons des dames et des messieurs étourdis par tant d’originalité. La tenue vestimentaire, le bijou et le phrasé sont aussi importants qu’une saillie provocante pour capter l’écoute lorsque les convives sont nombreux. En milieu populaire, il faut doctement toujours relever une affirmation sur le cours de l’histoire contemporaine. Avec des créatifs, des écrivains ou des peintres, là, c’est du sérieux, boire jusqu’à l’écroulement, c'est « in ». On y sirote des noms convenus : Houellebecq, bien sûr, premier pourvoyeur de conversations à bâton tordu, Jeff Koons, Dieudonné, Nicolas Bedos, François Hollande et tout sujet sur le porno-chic d’un Ruquier. Les modes changent, les sujets de préoccupation sociale demeurent. Les étiquettes changent quand l’éternelle répétition du même orchestre le grand tout du vide. Ainsi, il y a dix ans, un Poivre d’Arvor alimentait le néant des envies. Il y a vingt ans, nous avions Pivot… bien avant, Michel Droit le chasseur d’éléphants, appointé à l’Elysée sous de Gaulle, remplissait la case et assurait les démangeaisons verbeuses de tout salon respectable.

Aussi, la plus grande maladresse que l’on puisse commettre dans un dîner en ville est d’exprimer des vues originales et personnelles en lien avec un essai pointu, un auteur méconnu ou en saluant la vie d’une anecdote innocente. Elle se paie par la suite au prix de la rupture progressive des invitations.

Les Français -ils forment un peuple épique s’il en est-, qu’il pleuve, qu’il vente, que l’état de guerre ou l’Occupation préexistent à leur inconscience, ont des obligations et des objectifs ramassés que l’on peut résumer dans les préoccupations suivantes : la télé, la bagnole, le garde-manger et les congés-payés. Pour le reste, tout peut s’écrouler. Tous ces biens (marchands) portent des implications précises : quel petit maillot pour l’été à choisir en mars, démarrer un régime en avril, se crémer dès mai pour supprimer l’effet peau de mandarine sur les cuisses, rouge ou noire la caisse à roulettes, plutôt bio ou surgelés, TF1 ou Canal ? En somme, toute une existence hautement spéculative…

Le monde des conventions urbaines assure un évitement, une passe de trois en le déni de penser sauvagement, de se dé-conformer et de vivre tout court.

Rien là de suspect que de préférer l’urbanité discourtoise avec soi-même.

LSR

 

 

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