Le Figaro, 28 février 1888 : La Grève des électeurs, par Octave Mirbeau
Octave
Mirbeau (1848-1917) publia le 28 février 1888,
dans le Figaro, un texte magistral qui fit son scandale :
La
Grève des électeurs.
Un extrait des premières lignes
vaut son pesant de prodiges.
Ce texte fut réédité en 1902 dans
les Temps nouveaux (Paris, n°22).
« Une
chose m’étonne prodigieusement — j’oserai dire qu’elle me stupéfie — c’est qu’à
l’heure scientifique où j’écris, après les innombrables expériences, après les
scandales journaliers, il puisse exister encore dans notre chère France (comme
ils disent à la Commission du budget) un électeur, un seul électeur, cet animal
irrationnel, inorganique, hallucinant, qui consente à se déranger de ses
affaires, de ses rêves ou de ses plaisirs, pour voter en faveur de quelqu’un ou
de quelque chose. Quand on réfléchit un seul instant, ce surprenant phénomène
n’est-il pas fait pour dérouter les philosophies les plus subtiles et confondre
la raison ? Où est-il le Balzac qui nous donnera la physiologie de
l’électeur moderne ? Et le Charcot qui nous expliquera l’anatomie et les mentalités
de cet incurable dément? Nous l’attendons.
(…)
Il est bien
entendu que je parle ici de l’électeur averti, convaincu, de l’électeur
théoricien, de celui qui s’imagine, le pauvre diable, faire acte de citoyen
libre, étaler sa souveraineté, exprimer ses opinions, imposer — ô folie
admirable et déconcertante — des programmes politiques et des revendications sociales ;
et non point de électeur « qui la connaît » et qui s’en moque, de
celui qui ne voit dans « les résultats de sa toute-puissance » qu’une
rigolade à la charcuterie monarchiste, ou une ribote au vin républicain. Sa
souveraineté à celui-là, c’est de se pocharder aux frais du suffrage universel.
Il est dans le vrai, car cela seul lui importe, et il n’a cure du reste. Il
sait ce qu’il fait. Mais les autres ?
Ah! oui, les
autres! Les sérieux, les austères, les peuple souverain, ceux-là qui
sentent une ivresse les gagner lorsqu’ils se regardent et se disent :
« Je suis électeur! Rien ne se fait que par moi. Je suis la base de
la société moderne. Par ma volonté, Floquet fait des lois auxquelles
sont astreints trente-six millions d’hommes, et Baudry d’Asson aussi et
Pierre Alype également. » Comment y en a-t-il encore de cet acabit ?
Comment, si entêtés, si orgueilleux, si paradoxaux qu’ils soient,
n’ont-ils pas été, depuis longtemps, découragés et honteux de leur œuvre ?
Comment peut-il arriver qu’il se rencontre quelque part, même dans le
fond des landes perdues de la Bretagne, même dans les inaccessibles cavernes
des Cévennes et des Pyrénées, un bonhomme assez stupide, assez
déraisonnable, assez aveugle à ce qui se voit, assez sourd à ce qui se
dit, pour voter bleu, blanc ou rouge, sans que rien l’y oblige, sans
qu’on le paye ou sans qu’on le soûle ?
À quel
sentiment baroque, à quelle mystérieuse suggestion peut bien obéir ce bipède
pensant, doué d’une volonté, à ce qu’on prétend, et qui s’en va, fier de son
droit, assuré qu’il accomplit un devoir, déposer dans une boîte électorale
quelconque un quelconque bulletin, peu importe le nom qu’il ait écrit dessus ?… ».
Octave Mirbeau,
La Grève des
électeurs
(1888 & 1902).
Commentaires
Enregistrer un commentaire