"Eloge de la politique", Roger Vailland (1964, texte intégral & gratuit ici, par votre LSR)
A nos rouges compères,
A nos amantes en leurs guérites d'un chagrin de leurs extrêmes limites,
A nos enfants adultérins, surtout quelques insipides filles bientôt moussées de fards d'une odeur sulfureuse,
Mais encore à nos comparses des lumières d'automne d'une fin d'après-midi,
au fin fond d'un repaire de la résistance envers les tempêtes avant ce silence du vent des adieux.
Surtout, à mon copain Pascal dit "Mac" du bagad rock illustre il y a si peu, PRAVDA (puis Pravda 2.0), du côté de son Asie d'adoption.
Voici un texte essentiel de R. Vailland actuellement vendu à 10 euros... par des escrocs d'éditeurs cocos, Le temps des noyaux des cerises, vendus! Un texte de 10.000 signes, aussi important, mérite un lectorat innombrable.
Et à Patrice et René Daumal...
***
Roger Vailland, Eloge de la
politique,
{paru in :} Le Nouvel Observateur, 26 novembre 1964.
Certains hommes ont la vocation de la politique,
comme d’autres ont celle de la peinture, du théâtre ou de l’invention
mathématique. Ce sont des hommes à passion, à passion unique. Le politique,
lui, sa passion, c’est de faire l’histoire de son temps ; quand il
réussit, il fonde des Etats ou fait des révolutions. Les vraies vocations et
les passions absolues sont rares et qu’elles réussissent l’est encore
davantage. Chaque siècle ne produit que (ou
n’est produit que par) quelques vrais peintres et quelques grands
politiques. Comme tout le monde, bien sûr, je m’intéresse à ces gens-là – et
dans la période présente, peut-être davantage au peintre qu’au politique. Je ne
me cache pas d’admirer les grands hommes : Plutarque fut une de mes
premières lectures et je ne renie pas son enseignement.
Mais ce qui me paraîtrait aujourd’hui plus
intéressant, ce serait comprendre pourquoi, comment, de quelle manière, à quel
moment, des hommes qui n’ont pas la vocation politique la très grande
majorité des hommes ‑, des hommes qui ont peur de la politique parce qu’ils
savent, par leurs manuels d’histoire et la lecture des journaux, qu’il est bien
plus dangereux de faire de la politique que de descendre dans l’arène aux
taureaux ou de courir en automobile, parce qu’ils pensent aux procès, aux
guillotines, aux camps, aux meurtres, etc. (et
à l’amertume des vaincus abandonnés de tous), pourquoi des hommes qui se
laissent aller au courant de la vie quotidienne parce que c’est le plus facile,
parce que l’achat d’une voiture, d’un disque, le sourire d’une fille fait
oublier qu’il sera bien triste de mourir à la fin d’une vie pendant laquelle il
ne se sera rien passé, pourquoi et dans quelles circonstances, ces hommes de
tous les jours et de tous les temps se mettent tout d’un coup – et quelquefois
tous ensemble – à se conduire en politiques. Alors, et pour un temps, les
« grands hommes » (comme dans Plutarque) foisonnent. (Ensuite, ils s’endorment ou s’éliminent les
uns les autres, mais c’est une autre histoire.)
Ce serait particulièrement intéressant aujourd’hui
parce que jamais, de mémoire d’homme,
le peuple français (et pas seulement lui)
n’a été aussi profondément « dépolitisé »
comme on dit ; singulier vocable, singulière chose. Il est informé, bien
sûr, mais être informé de la politique, c’est-à-dire de l’histoire en train de
se faire, la regarder à la télévision, même si c’était une télévision
objective, c’est utile pour se conduire en politique. Avoir des opinions ne
suffit pas non plus ; l’opinion, par définition, ce n’est pas une
certitude et encore moins une action raisonnée ; quant à l’opinion
publique, les tyrans d’Athènes savaient déjà la fabriquer. Se conduire en
politique, c’est agir au lieu d’être agi, c’est faire l’histoire, faire la
politique au lieu d’être fait, d’être refait par elle. C’est mener un combat,
une série de combats, faire une guerre, sa propre guerre avec des buts de la
guerre, des perspectives proches et lointaines, une stratégie, une tactique.
Voilà qui paraît bien le dernier souci aujourd’hui de nos contemporains.
J’ai déjà vu ce peuple désintéressé (pas tout à fait autant) à plusieurs
reprises. En 1932, j’étais jeune journaliste dans un grand quotidien ; je
me rappelle très bien certaines conférences de rédaction, on nous disait :
Hitler, Mussolini, la crise américaine, les affaires soviétiques, notre public
en a par-dessus la tête ; ce qui l’intéresse, c’est la vie de tous les jours ;
ce qu’il veut savoir de New York : qu’est-ce que les Américains font de
leurs réfrigérateurs ? De Berlin : l’amour y est-il plus libre qu’à
Paris ? De chez nous : comment supprimer au plus vite les passages à
niveau qui font tant de victimes sur la nationale 6 ? ET c’était vrai, les
inspecteurs des ventes du journal le confirmaient, les Français, cette
année-là, ne voulaient plus entendre parler d’Hitler ni de Mussolini ; ils
commençaient d’acheter des tandems pour se promener le dimanche.
Voilà ce qui les intéressait. Quatre ans plus tard,
les métallurgistes et les mineurs occupaient leurs usines et leurs mines. Pas
seulement les métallurgistes, mais aussi les gaziers, les cartonniers, les
ouvriers municipaux. Les balayeurs des municipalités défilaient, le balai sur
l’épaule.
Quatre ans plus tard, les demoiselles des magasins
occupaient les Galeries Lafayette et les employés de ministères défilaient le
poing levé, en réclamant « des
canons, des avions pour l’Espagne ». Les demoiselles de magasin aussi
scandaient : « Le fascisme ne
passera pas. »
Je crois qu’aujourd’hui, même ceux qui sont en âge
de se rappeler ont oublié ce que c’était, avant 1936, une demoiselle de
magasin. Pas seulement quant aux salaires, à l’absence de congés, de sécurité
sociale, etc.
Quant au respect. L’ouvrier français, même dans les
périodes de « dépolitisation »,
n’oubliait pas une déjà vieille tradition révolutionnaire ; le respect du
travailleur, ça n’avait jamais cessé de lui dire quelque chose ; en toutes
circonstances, il exigeait, au moins formellement, ce respect-là.
La demoiselle de magasin n’avait jamais été « organisée » ; elle était
demoiselle, état transitoire ; elle ne gagnait pas de quoi vivre, mais
c’était mieux que d’être chômeuse ; on ne lui avait jamais rien appris,
rien que le respect, pas le respect d’elle-même, mais celui des autres :
le respect du client et le respect du chef de rayon. Elle n’était pas « dépolitisée », elle était d’avant
toute politique. Le respect (imposé, subi),
c’est le contraire de la politique.
Or, en juin 1936, les vendeuses des grands magasins
mirent à la porte les clients et les chefs de rayon, occupèrent les comptoirs,
s’organisèrent « sur le lieu de leur
travail », comme on disait alors, comme dans un camp retranché. Comme
le faisaient dans le même instant, bien sûr, les métallurgistes, les mineurs,
etc. Mais l’extraordinaire était que les demoiselles de magasin aussi fissent
la grève sur le tas. Les voilà qui chantent La
Carmagnole et L’Internationale,
lèvent le poing, fondent des syndicats, des syndicats politiques qui n’exigent
pas seulement des congés payés, mais que les demoiselles de magasin aussi
disent leur mot sur les affaires du pays. Et quand elles chantaient « Groupons-nous et demain… » et
« Nous n’étions rien, nous serons
tout », cela avait une signification pour elles. Les demoiselles de
magasin avaient découvert leurs buts de guerre et se sentaient obligées de
faire la guerre.
Ce n’est pas mon rôle de faire ici, maintenant,
l’analyse de qui s’était passé entre 1934 et 1936, la menace fasciste devenue
brusquement concrète en février 1934, les premiers succès du Front populaire
montrant que la bataille pouvait être gagnée et tout ce brassage d’idées et
d’actions qui fit toucher du doigt que ce n’était pas seulement une bataille
défensive mais que la vie de chacun pouvait être changée, qu’il s’agissait de
mon, ton, son, de notre bonheur.
Pendant quelques semaines de 1936, un très grand
nombre de Français furent des politiques et crurent au bonheur.
Et puis, une nouvelle fois, j’ai vu le peuple
français « dépolitisé ». En
1942 – l’affreuse année. Ce n’était pas seulement d’être vaincu, d’être occupé,
d’être gouverné par les vaincus de 1936, « Mieux vaut Hitler que le Front populaire », répétait mon
garagiste. C’était qu’un peuple tout entier parût ne plus penser qu’au
ravitaillement. Un jour, sur le quai de Lyon-Perrache, des hommes qui
paraissaient bien élevés s’écrasaient, puis se battirent pour gagner quelques
places dans la queue à l’entrée du wagon-restaurant ; un vieillard qui les
regardait à distance les injuria avec les termes les plus délibérément
grossiers ; j’étais de tout cœur avec ce vieillard.
Moins d’un an plus tard, à la mi-1943, des maquis
campaient comme ci, comme ça, dans tous les déserts de la France ; les
résistants, les clandestins trouvaient tant qu’ils voulaient des secrétaires de
mairie qui prenaient tous les risques pour leur faire des faux papiers, des
cheminots qui sabotaient, des fonctionnaires qui livraient les secrets
militaires du double adversaire : l’Allemand et Vichy. La plupart des Français
commençaient de se conduire en politiques.
Nous voici de nouveau dans le désert. Cet été,
beaucoup de perclus de la politique ont passé par mon village. Je dis perclus,
parce que, quand on a pris l’habitude de brûler au feu de la politique, si le
foyer s’éteint, on reste infirme. Ils m’ont raconté leurs campagnes ; de
quoi donc peuvent parler les retraités par force, les demi-soldes ? De
beaux récits, les nobles récits d’exploits inconnus. Et celui-ci, dont la voix
dix ans après tremblait d’indignation (c’est
ainsi que j’ai appris que ce n’est pas une image, qu’une voix peut réellement
trembler d’indignation), parce que ses juges l’avaient accusé d’être un
ennemi du peuple. Et cette séance d’un bureau politique, qui dura trente-six
heures consécutives, pour exclure un homme qui fit front, trente-six heures
consécutives, sortit sous les huées et alla vomir au coin de la rue ; et
ils étaient presque tous sincères (sauf
quelques rusés, mais cela aussi est la politique), le vaincu et les autres.
Qu’est-ce que la passion d’amour à côté de la passion politique ? Pauvres
bien-aimées qui ne peuvent offrir que leurs soupirs, leurs tendres délires, le
feu doux de leur regard.
Et nous voici de nouveau dans le désert. Mais je ne
veux pas croire qu’il ne se passera plus jamais rien. Que les citoyens
n’exerceront plus leur pouvoir qu’en mettant un bulletin dans l’urne pour
désigner comme souverain (à leur place)
un monsieur qui a une bonne tête à la télévision. Que le seul problème sur
lequel le citoyen aura à se prononcer (par
référendum) sera l’itinéraire d’une autoroute ou la puissance d’une
centrale électrique. Que, dans un monde où il n’y aura plus que des cadres, les
cadres seront de plus en plus heureux parce que la retraite des cadres sera
progressivement augmentée. J’en ai par-dessus la tête qu’on me parle de
planification, d’études de marché, de prospective, de cybernétique,
d’opérations opérationnelles : c’est l’affaire des techniciens. Comme
citoyen, je veux qu’on me parle politique, je veux retrouver, je veux provoquer
l’occasion de mener des actions politiques (des
vraies), je veux que nous redevenions tous des politiques.
Qu’est-ce que vous faites, les philosophes, les
professeurs, les écrivains, moi-même, les intellectuels comme on dit ? Les
praticiens ne manquent pas, ce monde en est plein. Mais les penseurs
politiques ? En attendant que revienne le temps de l’action, des actions
politiques, une bonne, belle, grande utopie (comme nous pensions en 1945 que « l’homme nouveau » serait créé dans les dix années qui
allaient suivre) ce ne serait peut-être déjà pas si mal.
Roger Vailland (1964)
Commentaires
Enregistrer un commentaire