Déréliction en temps maudit : la guerre, c'est demain !, par Olivier P. (sur Rousseau & Cie)

Déréliction en temps maudits :
la guerre, c'est demain !
 
  
(extrait d'une correspondance avec Patrice C.,
le jeudi 31 janvier 2013)

 

(...)
Nos instincts de libres souverains nous conduisent à hypothéquer le temps & sa vision stoïque la plus indispensable qui soit pour qui ignore une telle décadence. Il en va donc de nos comportements humains à observer l’humanité de l’homme se déliter dans la bêtise, le fourvoiement & la déréliction la plus fine. La dilection est ce sentiment de plénitude de l’être qui accepte ce qui est, ce qui devient. En théologico-philosophie, nous avons cet examen-là qui envisage l’être comme faisant partie d’un tout de l’humanité & du monde. La déréliction éteint cette sorte d’extase paisible. La dilection peut être le critère de l’homme réconcilié avec lui-même & l’idée de transcendance.

Notre temps est maudit.
Ce qui compte est le calcul instrumental & l’esprit de cour doublé de celui de l’esclavage formé par des institutions qui dévoient la démocratie depuis quasiment ses origines. Je ne suis pas en accointance avec Castoriadis sur son inspiration de la société démocratique à construire, partant d’un type grecque qui lui tient à cœur. Cependant, chaque jour, nous sommes percutés par la bêtise, l’emprunt de toutes les pensées communes, voire toutes les strates de l’instinct grégaire de l’homme : volonté de puissance & peur dominent sous toutes les latitudes bernées par le règne de la marchandise & du capitalisme, affirmait Henri Laborit. Mais aussi Nietzsche. Il revient à Goethe d’avoir affirmé « deviens ce que tu es » quand le précédent scandait « deviens qui tu es ». La différence est fondée sur le fait que la force dionysiaque chez l’un est en nous quand l’autre pense à la possibilité de la perfectibilité de l’homme. Cette tension est l’une des clefs de la déréliction, selon moi. Mais, je te rassure, je ne suis pas encore parvenu à fixer ce concept & le mettre en examen du concret.

Notre temps est maudit, dis-je, parce que nous voyons se déliter tous ce à quoi nous avons cru, même avec nos réserves, nos critiques & nos sourires face aux idées, idéaux, organisations & lectures qui, toutes sans exclusive, ouvrent des possibilités, une espérance dans le déroulement de l’histoire en un sens progressiste & un peu plus favorable pour les besogneux, la classe ouvrière.

 Or, de mois en mois, nous sentons toi comme moi l’accélération de la chute. D’autres l’expriment dans la décadence. Je ne suis pas éloigné de cette conception. Nos engagements syndicaux ont servi. Mais notre servitude, à cette occasion, & bien que limitée par notre esprit libre & souverain, nous a tout même orientés vers le constat de notre échec de notre propre action, de nos propres convictions délivrées oralement ou dans un tract. Notre servitude a marqué le pas dès lors que nous avons vu que la convivialité de l’organisation qui eut pu nous faire tenir n’était plus qu’un leurre. Non pas parce que les militants sont d’indécrottables suivistes de toutes les lignes confédérales hétéroclites, mais par justement notre temps qui les contraint à porter des œillères pour la plupart, ou pour d’autres à entrer de plain-pied dans l’opportunisme et/ou la corruption : un poste, une prébende, un avantage pour roucouler oisivement.

Lire, écrire, nous intéresser aux choses de l’esprit, de l’histoire, de la création est un bienfait. Un bénéfice absolu. En même temps, c’est aussi notre malheur durant des périodes de clairvoyances plus affinées que d’habitude. Pour le dire vite, lire, écrire, nous intéresser aux choses de l’esprit confine au malheur. Dans une pensée holiste, ce n’est pas le cas. Dans des perspectives révolutionnaires, nous sommes des dinosaures. C’est pour cela qu’il faut maintenir la petite étincelle susceptible d’aiguillonner nos futurs agis, ou la résistance possible en cas d’invasion de l’Allemagne autrement qu’avec ses euros, ses créances & ses produits, idéologie impériale. Viendra le moment de l’éclatement de la fictive paix. A l’extérieur de l’union de l’Europe, à l’intérieur de l’union de l’Europe, tout porte à montrer que le passage est proche de la crise armée.

 Il est aussi vrai que notre goût pour les choses de l’esprit est malvenu. Il nous consume en clairvoyance encore plus acérée que d’autres. A savoir que la simple observation de la société, lire sa presse, écouter ce qui se dit dans le métropolitain ou dans le bus, ne fait que confirmer plus qu’on ne le croit nos thèses émises.

 Nous vivons une sale époque. Mais il reste des combattants. Je me suis fourvoyé en décembre de croire que son lieu pouvait se trouver du côté des anarchistes. En fait, toute institution instituante ou instituée peine à réaliser autre chose que la négation de la liberté d’agir & penser.

 Il n’y a pas de contrat social. Ce n’est qu’une fiction. Rousseau désirait rédiger un Traité des institutions politiques. Il ne l’a pas pu. Manque de courage, manque de force, il nous dit aussi qu’il n’était pas suffisamment armé conceptuellement pour ce terrible travail. C’est ainsi qu’il a fait paraître en 1762 son Contrat social dont il n’affirme pas que le contrat est la clef de la bonne sociabilité entre les hommes & entre les citoyens & le souverain institué (les citoyens sont chez lui les véritables détenteurs de la souveraineté). Avec cette fiction, avec son instrumentalisation libérale d’un côté, socialiste de l’autre, le cours de l’histoire politique s’est senti autorisé de suggérer que la fiction est fiction créatrice, tellement créatrice qu’elle est réalité. Et elle l’est devenue. Hélas ! L’assemblée constituante qui suivit le Serment du Jeu de Paume est la partie perdue : nous, assemblée, nous nous instituons souveraine au nom de tous les citoyens (parce qu’il faut bien des représentants « éclairés » ; certes, ils furent fondés à l’être par les cahiers de Doléances mandés par Louis XVI dans toutes les provinces, les régions, et dès 1786 en son premier mouvement). La question de la représentation est la trahison telle que la conçoit Rousseau. Pour Rousseau, dans le chapitre XV « Des députés ou représentants°», Livre III du Contrat social, le représentant ou député revient à livrer les citoyens à y consentir & à en devenir des « esclaves » à croire que la représentation est au fondement de la souveraineté ici dévoyée. Il va même jusqu’à soutenir que la morale d’esclave liée à la représentation est le trait commun avec l’argent, la corruptibilité subséquente & par conséquent intrinsèque à la nature du représentant, du député. Robespierre l’avait si bien compris que la Constitution de l’An III (1795) a été une tentative, par ses conventions (mélange d’interprétation & de pratique) de rendre le mandat court, simple, révocable. Echec sur toute la ligne et l’Incorruptible est allé à la guillotine sans amertume, certes la mâchoire brisée par ses anciens coreligionnaires. Rousseau n’a pas cessé de nous mettre en garde contre les "grosses" entités politiques. En Suisse, la constitution permet la démocratie directe dans les cantons. Par chez nous, on veut l’Europe.

 En réalité, il nous revient de procéder à des lectures simples & linéaires de ce que disent les auteurs importants, sans nous éreinter les neurones sur des considérants par trop ésotériques. C’est aussi pourquoi les poètes, quand ils sont limpides, frais & lumineux dans leurs visions, ont cette capacité d’emporter le suffrage populaire. Indre Ady, dans l’ancien empire austro-hongrois a permis de réunir des personnes de tous les horizons pour en finir avec l’impérialisme, le monarchisme despotique. Aujourd’hui, où sont-ils dans le pays ? Il en existe. Mais le pouvoir a su, avec ses chiens d’éditeurs à sa solde, les réduire à l’atonie généralisée. Nous sommes les victimes de l’atonie, du silence & du dolorisme conceptuel & politique. La charité remplace l’orientation sociale des politiques publiques, l’ingérence détruit les souverainetés étatiques & les églises de toutes les obédiences remplissent leur bas de laine & accentuent l’atomisation des êtres, comme le font les politiques corrompus. Tous, pas un seul élu n’est indemne de cet état dépravé fait de corruptibilité directe, en argent & biens, & de corruptibilité indirecte, faite de pouvoirs symboliques, de bienfaits viriles (des amants, des postes, un sentiment élitaire…). Les plus étroitement liés à nos vues sont évidemment ceux du PCF et du PS, de la gauche institutionnelle en général. Nous partagions quelques thèmes. Aujourd’hui plus rien. Quant à la droite, nous pouvons en dire la même chose.

 Je passe sur le syndicalisme mais aussi sur la presse, l’université & la recherche.

 C’est pourquoi, elles existent & croissent ces périodes où tout nous mortifère, où tout nous conduit à songer que nous sommes face à un mur sans échelle, un mur si haut que l’abolition de notre jugement, soudain, nous éteint l’entendement & nous inciterait à en terminer, à abdiquer toute espérance & travail un tant soit peu animés de la fougue. Alors, après une telle étape survient à nouveau la force. Sans doute le mois de janvier n’est pas bon après les fêtes. Sans doute le froid & le manque de lumière nous abîme l’entendement provisoirement pour ensuite renaître. Là réside le mystère de la chimie de nos cerveaux.

 Lénine recommandait le repos. Lukacs, lui, travaillait sans relâche en fondant la raison au-dessus de lui-même, s’oubliant, lui ôtant toute réflexion sur lui autre que politique & philosophique.

 Quelle est la clef ? La meilleure est-elle la nôtre ou celle de vieux anciens ?

Je pense que la clef est celle de l’ermite en société. J’ai décidé progressivement de me défaire d’une lecture régulière de la presse, de ne pas écouter les journaux radiophoniques (je suis pourtant un adepte de la radio, de préférence aux journaux, d’ailleurs) & de m’abstraire le plus souvent des journaux télévisés stériles. Mais ce n’est pas la solution ? En fait, je ne garantis aucune solution viable.

 L’inviabilité de toute solution humaine doit tenir de la règle à accepter. Accepter le gouffre que constitue le règne de la marchandise a un caractère dolosif. Il nous faut nous faire violence. Nous déprendre de croire en la bonté humaine. A ce propos, on présente toujours Rousseau comme un doux naïf qui croit en ses prémisses d’un homme bon, un bon sauvage qui se socialise dans la dureté, & de par la société qui lui fait perdre sa bonté naturelle. L’état de nature est cet état où les relations sont interpersonnelles dans de petites unités locales, pour lesquelles il n’y a pas nécessité de s’administrer par un pacte. La guerre ou conflictualité particulière étant ce qu’elle est, le pacte devient la règle normée. Petit à petit, la socialisation appelle la contractualité, le droit naturel en tant que norme a minima commune, jusqu’à ce qu’elle se constitue en tant ius commune, fait du corpus ius civis (droit civil en quelque sorte naturel, conçu pour régler les litiges et la répartition des biens) & corpus ius canonici (droit du clergé dans les territoires où il a la main temporelle), plus l’adjonction du ius propria (le droit particulier, local, selon telle féodalité, vassalité, d’antan celui des « barbares »). Rousseau ne croit pas en cette naïveté. En 1762, il est plutôt clairvoyant de ce que peut l’homme, dans ses trahisons, qu’il en devient irascible. Plus qu’avant. Cela confine même à la paranoïa. Il s’exclut. Il devient l’ermite d’Ermenonville. Il s’arrange de ses contemporains, écrit & herborise. Il renonce à ses Institutions politiques.

 Le chapitre XV du Livre III est un texte très court que je t’invite à relire. Tu verras une vérité sur le représentant & l’esclavage, la morale d’esclave de tout à chacun face au député. Alain (Emile Chartier) est dans le droit fil de cette filiation de conviction. Pour nous défaire de nos propres liens, c’est un combat de tous les jours. Nous n’en finirons jamais de cet état de délaissement, parfois d’abandon d’avec le monde. Nous sommes faibles avec la réalité, parce que nous sommes forts avec la lucidité. Cette lumière qui éclaire d’abord, cette lumière qui finit par brûler la rétine.

 Je comprends que la passion épistémique, celle des chercheurs qui fuient le monde de la quotidienneté, puisse embrasser toute la vie dans son existence. J’ai saisi la violence des tourments & celle de nos contemporains.
(...)
 
LSR. 
 
 

 

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