Lente érosion de l'homme par la culture du chef


L’humanité n’en finit plus d’abaisser la condition du travailleur.

En hommage à l'intelligence pratique de Sandrine L..
Elle sut me délivrer un précieux conseil innervant.

Dans nos écoles et nos entreprises françaises, principalement dans ce qu’il est coutume d’appeler l’organisation du travail, il faut connaitre les signes et codes de la chefferie. Le chef, le sous-chef, le plus-que-chef et le petit-chef, sans omettre le directeur des chefs (n’évoquons pas la multitude de para-chefs dont le pouvoir ne relève que de l’ordre du symbole -délégué du personnel, syndicaliste, maître, professeur) exercent une emprise si phénoménale sur autrui qu’ils agissent à la fois par capillarité et imitation. Par capillarité, ils s’instruisent en connivence et se prodiguent la courte échelle pour se reproduire sur le même fil arcadien de pensée instrumentale ; par imitation, l’exemple venu « d’en-haut » inspire les chefs tout autant que la piétaille, les manœuvriers qui, à leur tour, reproduisent les mœurs et usages précieux du monde des chefs par culte de la représentation (à défaut d'autonomie de leur exister phénoménal et idéel). Ignorant de toutes ces arcanes en pratique, les connaissant de jure, un butoir frappé une fois de plus m’a valu une interrogation intime.

En effet, dit-on, il faut savoir se mouvoir, apprendre à se fondre, voire s’agglutiner aux repaires acceptés de tout temps (lesquels ?), de ces fondations civiles formant quelques repères que l’on distille de manière séculaire à nos jeunes fronts. Les brebis galeuses sont appelées à déguerpir, à sortir leur tête qui dépasse du troupeau sous peine de finir en méchoui.

Une bienheureuse camarade plus instruite que moi de la nature des choses (res in publicae) me confiait récemment, à l’issue d’un vague mien propos interrogeant la socialisation dans le monde du travail : « Donc tu sais ce qu'il te reste à faire... c'est du reste vrai depuis la nuit des temps que l'on obtient beaucoup de plus de choses en caressant les gens dans le sens du poil qu'en les mettant devant leurs manquements... je suis d'accord avec toi, tout le monde n'est pas doué pour cet exercice, moi la première ! ».

L’une des tactiques sous-jacente à son propos-conseil revenait à illustrer ce qui se pratique au quotidien, dans la vastitude des morts-vivants au cœur de leurs entreprises. Elle poursuivait ainsi : « Faire croire à l'autre qu'il est formidable et que tu as besoin de lui, n'est pas chose aisée (…). X a tout compris de ce fonctionnement, à tel point que même toi, tu as participé à sa réussite ».

Cette lecture rapide et clinique a bouleversé mon approche des relations humaines au travail, plus généralement dans ce nœud gordien de la trame socialisante de l’existence de notre joyeuse sauterie existentielle d’avant-guerre, telle une lame de fond inconsciente. Faire ou ne pas faire... vertir un sens, prendre une décision ne me situera plus dans un fond idéaliste, avec mon brin de paille à la bouche en naïf et somme toute idiot des bois.

Pourtant, lucide sur les tensions du conformisme philistin (Lukacs), la lutte de tous contre tous (Hobbes), la lutte des classes (Marx), la recherche vampirique de l'altérité sur soi (post-freudisme), je demeure pourtant bien peu clairvoyant, voire d'une médiocrité crasse s'agissant de la complexité des relations humaines en milieu professionnel. En réalité, avec d’autres, nous sommes tels des adolescents du siècle dernier, un peu de ces "brutes de décoffrage" inadaptées aux ruses des calculateurs, même les mieux attentionnés… par malice.

Nouvelle lucidité instantanée ? Abreuvoir d’une mixture poivrée assaisonnée de tendre cacao ?

En fait, j'ai enfin compris la signification de l'idiomatique assertion de la nécessaire « caresse dans le sens du poil » pour surnager par-dessus la poisse des ressources humaines. Le poil est souvent dru parmi nos compères en animalité humaine. Il est donc craint ou, a contrario par affirmation d’un alibi à la virilité, encensé dans le port très actuel de la barbe dont l’image a vite été accaparée par la communication et la publicité. Caresser autrui dans le sens de ce qu’il croit être sa vérité, de ce qu’il attend de convenu de notre part, l’amadouer dans les travers de son propre conformisme, telle serait une loi naturelle de la représentation dans le monde social réifié de la relation de travail où le chef demeure le Dieu autoproclamé (*) de tout l’appareil de (re-)production de l’abaissement lent mais généralisé de l’humanité laborieuse. Jusqu’à la criminalisation de la lutte sociale ? Allons bon, je n’ose y croire… la résistance & le combat demeurent sur le chemin du bon sens, au moins pour mieux lutter.

Le Serpent rouge

 

Note.
(*) Dans l’expression « Dieu autoproclamé », j’ai recherché d’instinct l’antonyme du mot « caché ». Je fais là référence au Dieu caché, titre d’un essai fameux de Lucien Goldmann de 1955 dans lequel il étudie la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine au temps du commencement progressif, dans l’histoire sociale et intellectuelle, d’une schize entre les temps anciens bâtis sur le respect de l’humanité et les prémisses d’une modernité qui allait rechercher profit et accaparation dans les relations circulaires entre des individus (advenue de l’individuation comme négation de l’humanisation) soumis au tragique de la finitude des fins instrumentales pour dompter, dominer, soumettre l’autre.

 

 

 

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