Un autre Tchernobyl : l'esclavage sexuel des bois



Et les sœurs de misère s’en vont mourir au crépuscule

Voile pudique sur la prostitution forestière

 
Girolle du Cantal
Pour le sylvain ardent, le grand malheur de ces dernières années, comprenez-moi, est que l'on ne trouve plus guère les champignons dont nous nous régalions naguère en fricassées. L’été, les girolles se trouvaient à foison dans les massifs franciliens. Préparées en toute simplicité, avec du persil et de l'ail, ce bien de la nature vous octroyait un repas selon la récolte. Sinon, la plus petite fricassée accompagnait en touche noble une viande ou un plat des plus banales. En réalité, depuis le passage du nuage radioactif de Tchernobyl, dont les autorités nous ont chichement affirmé qu’il avait contourné la frontière française, les coins à girolles de belle abondance, après la pluie puis le soleil durant trois jours, en sont désespérément dépourvus. De la fausse girolle, oui, ça on en trouve un peu. A l'automne, on trouve des cèpes. De moins en moins de cèpes de Bordeaux, mais bon, ça se tient un peu.

Une cache, traces d'impacts de 9 mm sur les troncs
Les sylvains s’agacent sérieusement. Dans les rochers remarquables et les sentiers tracés par Dennecourt & Colinet, dans les parcours pédestres à travers les futaies, les anciens terrains d'entraînement des régiments basés à Fontainebleau, les plaines et « Les rochers des Brigands » à Barbizon, l'on a toujours cette impression que derrière des blocs vont surgir des cavaliers chargés de nous dépouiller. Plus d'une fois, le marcheur à l’affut déniche des caches. Ces cavités abritées où des gens ont pu passer plusieurs nuits. Des marginaux, des déserteurs des casernes pour une nuit ou deux, des teuffeurs (amis de la syncope techno, salut ternaire à vous à la Brassens), des fous furieux qui prennent la forêt pour un terrain d'entraînement de mercenaires. C'est vrai que le massif de Fontainebleau est vaste. On peut s'y dissimuler des semaines durant sans apercevoir âme qui vive, si on le désire et si on la connaît parfaitement (cf. note 1), condition sine qua non de l’aventurier formé. Ce n'est pas un hasard si, quelquefois, on y trouve un cadavre vieux de plusieurs semaines : randonneur ayant eu une crise cardiaque ou assassiné laissé sous des branchages comme au temps des règlements de compte des Tontons flingueurs. Sur les parcelles des anciens carriers, là où des prisonniers et bagnards cassaient des blocs pour en faire les pavés de Paris, on peut parfois déceler un reste de vieille lame, des culasses de cartouche de braconniers ou de soldats.

Un autre endroit, dit le « Rocher des Demoiselles », porte ce nom parce que des filles, prostituées ou galantes de la meilleure société, se nichaient à moins de deux lieues gâtinaises de la ville royale pour monnayer leurs services aux prélats, aux employés des rois puis de l'Empereur. Les noms des routes forestières sont les emblèmes et les traces de ce commerce de la chair.

Aujourd'hui, si tristement le long des routes nationales, avec effarement depuis que l’ancien ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy a soi-disant chassé la prostitution de Paris, « des filles » de l'Est ou d'Afrique perpétuent le vieux métier. Et le sylvain en voit le désastre. Il y a encore quinze ans, c'était le royaume du tout-venant, toujours aux abords des grandes routes ou sur la Route Ronde (Henri IV, pour faciliter ses parties de chasse, a fait tracer une route qui tourne autour de la cité du cheval), où travaillaient quelques rares prostituées familiales dans leurs quatre roues réhaussées d’une petite fleur, RTL en sourdine pendant le batifolage. On aurait presque eu le cœur saugrenu de penser que tout à chacun lui rendait ses visites telles à une lointaine cousine.


A l'entrée d'un village forestier,
à 10 mètres du sentier de promenade, préservatifs,
sachets de coke vides et mouchoirs en papier
Ce temps est révolu. La chasse est ouverte : la forêt est devenue le royaume de la misère tarifée venue du monde pauvre, monde qui s'imagine qu'on vivra décemment en France. Monde surtout qui trouve une manne de chairs fraîches chez des jeunes filles abusées, torturées et droguées, mises en condition pour payer leur billet de non-retour à la vie clandestine. Glauques, certains coins de route sont devenus des endroits sales, très mal fréquentés, impossibles et improbables, avec des maquereaux et des guetteurs violents camouflés dans les parages pour tabasser celles qui besognent mal le timide du samedi, l’excité du jeudi, le malheureux de toujours en proie à se coller à la malheureuse éternelle (cf. note 2). On y trouve même quelques couples de parisiens ou haut-seinais venus s’encanailler l’œil après le risotto à Barbizon ou le menu du chef de L’Hôtel Napoléon. Grandes tables, n’est-ce pas !? Evidemment, ils ramènent leurs miasmes cyniques et déchets dans l’église verte. Les sœurs de misère, quant à elles, sont deux, trois ou quatre, elles essaient d'attirer le chaland, le curieux, le plaintif. La plupart d'entre elles ne restent pas longtemps dans cet enclos. Rarement arrêtées, sauf si le coup de filet comprend les souteneurs, elles sont expédiées en forêt de Sénart ou sur les maréchaux de Paris pour les plus chanceuses. Les africaines, elles, ont la camionnette chauffée. L'hiver, ça compte en comparaison des filles de l'Est que l’on aperçoit sur les accotements des nationales 6 & 7.

Elles, ce sont les filles qui trépignent,
Elles ont comme une branlante du porc & sautent sur place ou se collent l'une à l'autre pour résister péniblement au froid.
Elles portent des gants & des bas.
Ou des jeans serrés & tout un effroi en bandoulière de leur déveine.
Elles tremblent. Elles crèvent à petit feu.
Gentiment, sous l’œil de tous les voyageurs.
Si elles ne font pas le rendement attendu, elles sont expédiées à Milan, Berlin, Rome ou Barcelone en passant par la case cassage des tronches. Et là, on les outrage aussi souvent qu'elles déclinent physiquement dans des claques pour passeurs.
Car, elles,
elles vieillissent prématurément dans la répétition des saillies coercitives.

 
 
Cette misère a toujours existé. Elle se perpétuera. Elle prolifère déjà sous le regard des randonneurs, des familles en promenade. Car, à ces malheureuses s’ajoute l’armada des occasionnelles plus ou moins indépendantes qui vendent leurs vagin et bouche pour payer un loyer, finir des études, donner à manger aux gamins ou s’amuser des hommes dans un grain d’autodestruction camée. La concurrence s’étalonne sur le marché et ses guetteurs vertueux. Cette misère stricte et crue, esclavagiste, n’en finit pas de nous faire détester l’accumulation primitive de la marchandisation des corps, en plein essor en Ile-de-France, le long des routes gardoises ou la banlieue lyonnaise. Cette misère et réduction de l’être à l’animal strictement pris pour un lot de trous, dans les bois ou sur les sites de rencontres, sont ouvertes par les robinets d'un esclavage plus méprisant que celui des siècles derniers. L'échappatoire est souvent la drogue. La mort délivre.

Vous rétorquerez peut-être, "mais aurais-tu donc la nostalgie du petit négoce d'autrefois pas mieux ?". Je répondrais qu'entre la prostituée en 4L, R5 ou Twingo (1970, 1980, 1990) des cinquante dernières années, et celle d'aujourd'hui, il y a une différence meurtrière. Avant, dans les bois, la soyeuse travaillait pour son compte et pouvait s’en tirer à peu près pour nourrir ses enfants. Quelques-unes prenaient même leur retraite en ouvrant sur la Côte un bistroquet, un salon de coiffure ou un commerce de bouche (oui, oui, je sais… facile…). Une légère once de choix était possible.

Aujourd'hui, la péripatéticienne est la viande d’un réseau : c'est une esclave dépouillée de tout, d’elle-même, son argent, ses rêves et son corps. Son cerveau, aussi ! Il faut le répéter. Pire, la plupart des filles de l'Est sont de passage en France et sont retenues, parfois séquestrées au nom d'une menace sur leur enfant, père, mère, petite sœur ou leur frère restés au pays. Cela ne fait que trop penser à ces jeunes filles juives ou communistes que les nazis expédiaient sur le front de l'Est pour les BMC (cf. note 3) des soldats et qui, au chantage, devaient se prostituer ou, sinon, on tuait les membres de leur famille. Ce sont ces caractéristiques que vivent ces filles qui eurent des rêves d’enfant. Ceux-là ? Brisées. Secouées non par des mâles mais par le mal de la réification de toute humanité, de tout souffle vital d’existence… Survivre ou périr, entrées par la force pure des mafieux, ces filles sont la honte de nos bonnes roucoulades de tous les jours, velours dans la gorge de nos pensées modestement humanistes, de nos grands principes, de nos valeurs… Ah ! les valeurs à toutes les sauces, on les met dans les paroles de nos représentants politiques et nos doctes chiffonniers du concept. Alors, oui, il y a une différence notable dans ces prostitutions distinctes. Il est pourtant possible d’enrayer ce qui n’est pas une indécence morale, mais un commerce international qui fonctionne comme celui des armes et de la drogue. Une volonté politique internationale solide et ferme cesserait de laisser faire et croître les réseaux. Ferme-t-on les yeux ? Appliquons l’arsenal juridique présent et déchirons les œillères. Où se trouve cette volonté collective à l’heure où tout se vend, tout se répand, où tout est considéré comme une marchandise ? Où sont les bonnes volontés ?

Ce n’est certes pas G. Simmel qui ne démordrait d’un pouce de ses propres thèses micrologiques si claires quant à une situation délétère portant l’irénisme de la contradiction morale de toute une époque, la nôtre : « (…) le faux individualisme qui détache l’individu de ses biens sociaux pour le considérer ‘en soi’ isole également sa prestation de ses liens avec le reste de sa vie, et méconnaît que la société, en paraissant ne demander que le sacrifice de prestations isolées, exige en fait, tant du mineur de fond que d’innombrables personnes, le sacrifice de leur vie entière » (cf. note 4).

Le sylvain ne saurait être un mineur de fond : il vibre et boue comme un volcan, poing dressé, transpire sa vipérine rougeur devant la honte engendrée par la saleté de la misère. Il ne goûte certes plus aux généreux fruits des bois d’antan. Des lieux lui sont refusés par les voyous… si naturellement, peut-on ajouter, car ils ont conquis des territoires à l’instar de ces dealers dans des quartiers et qu’on laisse faire pour se garantir une pseudo « paix sociale ». Sachons observer, sachons rassembler ce qui est épars, livrons un souffle d’humanité sur ces mortes en sursis.

 
LSR


NOTA :

-          Le sociologue et philosophe Allemand G. Simmel, si précieux pour comprendre les prostitutions volontaire et involontaire, les prostitutions normées ou introspectives, sera convoqué ici sous peu plus largement.
-          L’Atelier du Serpent rouge s’est déjà interrogé sur la prostitution sous la plume de Patrice C.. Il peut être utile de commettre un renvoi à bon propos et fouiller comme il se doit lesdits billets divers : http://atelierserpentrouge.blogspot.fr/2013/11/prostitution-vers-un-code-du-travail-ad.html


Note 1 – Afin de remédier à la menace, ou bien pour contrôler quelques trafics ou hurluberlus du djihad (il y en eut qui, comme de solides scouts plus poilus, venaient tirer à l’AK-47 contre des arbres, prier et accomplir des marches nocturnes), la sécurité publique de Paris envoie hebdomadairement l’un de ses hélicoptères en soirée pour effectuer des vols de repérages des malfrats et éventuels cadavres avec deux boules sur le côté : des caméras sophistiquées qui vous tirent le portrait ni vu ni connu, ou photographient des plaques d’immatriculation d’automobiles. De bonne source, on peut même distinguer la couleur des chaussettes des joggeurs, c’est dire si la blancheur est abominée pour la choisir foncée… Reste que le sylvain est infiniment plus finaud et a toutes les dispositions pour échapper aux chiens de chasse. Aussi à l’aise dans le désert urbain qu’il l’est dans les monts ou les sables marins, le riant sylvain bûche la souche, sait se nourrir de mousses et survivre en buvant la rosée de l’aurore.

Note 2 – Ce qu’est la malheureuse, le malheureux dans la prostitution, chez Simmel (clinique sous sa plume, sans recours à la moraline, donc) :
« (…) L’actrice qui n’a rien de plus moral que la gueuse des rues, et se révèle peut-être même encore bien plus calculatrice et vampirique, est reçue dans les salons d’où serait chassée par des chiens la prostituée de trottoir. Les gens heureux ont en effet toujours raison, et la loi si cruelle qui veut qu’on donne à celui qui possède et qu’on prenne à celui qui n’a rien, ne connaît pas de plus sévère exécutrice que la ‘bonne’ société. De même que cette dernière, en tous lieux, ne pend que les petits voleurs, de même déverse-t-elle toute la mesure de son indignation vertueuse sur les pitoyables filles de rue, ne marquant de retenue qu’en proportion de la plus ou moins grande aisance des prostituées. C’est que la société voit dans le malheureux son ennemi – elle n’a pas tort. Car ce malheureux, l’individu désavantagé par sa faute, et sur lequel pèse un jugement d’exclusion équitable ou non, sera rendu responsable par la collectivité de n’avoir pas obtenu de meilleure place en son sein (…) »

G. Simmel, « Quelques réflexions sur la prostitution dans le présent et dans l’avenir », 1892, in : Philosophie de l’amour, Ed. Rivages poche, PB, Paris, 1991, trad. S. Cornille & P. Ivernel, p. 13.

Note 3 : BMC, acronyme pour désigner les « bordels militaires de campagne ». Toutes les armées du monde, et de tout temps, savent entretenir le « moral » des troupes. D’Algérie aux conflits contemporains, de source militaire, notre armée bleu-blanc-rouge possède les plus coquins, les mieux servis en polissonneries tarifées pour presque rien. A défaut, la hiérarchie ferme les yeux sur les soirs de perm’s. Polichinelle, sacré secret de masse que tu feins de ne pas révéler à coup de bromure dans la poire du soir ou la Kro de troupes…

Note 4 : G. Simmel, ibid. p. 21.

 

 

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