Mai 68, extrait de Cornelius Castoriadis
<< Dans et par le
mouvement de Mai a eu lieu une formidable re-socialisation, même si elle s'est
avérée passagère. Les gens ne demandaient pas à sentir la chaleur et l'odeur les
uns des autres ni seulement à « être ensemble ». Ils étaient animés par les
mêmes dispositions : négativement, un immense rejet de la futilité vide et de
la bêtise pompeuse qui caractérisaient alors le régime gaulliste comme aujourd'hui
le régime mitterrando-chiraquien ; positivement, le désir d'une plus grande
liberté pour chacun et pour tous. Les gens cherchaient la vérité, la justice,
la liberté, la communauté. Ils n'ont pas pu trouver des formes instituées qui
incarneraient durablement ces visées. Et -on l'oublie presque toujours- ils
étaient une minorité dans le pays. Cette minorité a pu s'imposer pendant plusieurs
semaines, sans terreur ni violence : simplement parce que la majorité conservatrice
avait honte d'elle-même et n'osait pas se présenter en public. La minorité de
Mai aurait, peut-être, pu devenir une majorité si elle était allée au-delà de
la proclamation et de la manifestation. Mais cela impliquait une dynamique d'un
autre type dans laquelle, visiblement, elle n'a ni voulu ni pu entrer. Si l'on
veut comprendre où était l’« individualisme » en Mai 68, qu'on réfléchisse donc
sur ce qui, après la modification des accords de Grenelle, a scellé
l'effritement du mouvement : le réapprovisionnement des pompes à essence.
L'ordre a été définitivement rétabli, lorsque le Français moyen a pu de nouveau,
dans sa voiture, avec sa famille, rouler vers sa résidence secondaire ou son
endroit de pique-nique. Cela lui a permis, quatre semaines plus tard, de voter
à 60 % pour le Gouvernement. >>
- Cornelius Castoriadis, « Les mouvements des années soixante », Pouvoirs, n°39, 1986, IN : La Montée de l’insignifiance – Les carrefours du labyrinthe IV, Ed. Seuil, « La couleur des idées », Paris, 1996., p. 28.
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