De la souveraineté sur L'Alpes d'Huez


Main sur les cocottes

 
Il est 17h10 ce 18 juillet 2013. Les lacets de L’Alpes d’Huez sont interminables. L’ascension est dans le dur pour les mollets… 15%, 18% sur certaines portions de bitume. Il y a trois lacets seulement, Froom le maillot jaune douteux s’en est allé, quittant un peloton exténué comme un rien. Il a remonté à une allure ahurissante les poursuivants. Intercalé entre l’homme de tête et ce démarrage à la pédale, Jens Voigt fait figure de vétéran à bientôt 42 ans, ce Voigt à la générosité authentique dans sa contrée.

Reste 3 kilomètres avant le finish.

Hurlements, la foule s'esbaudit. Elle fête ses héros. Le brouhaha des suiveurs, soigneurs, journalistes et équipes n'empêche nul exploit. Du premier au dernier, l'effort concentre la stase entre soi et le bitume en un poème crépusculaire. La route impose la rimaille du désir violent d'en finir.
 
Les temps en ascension sont terribles. Les as de la pédale grimpent au cœur. Douze minutes d’écart en montagne sur cette distance, pour des professionnels, c’est impressionnant. La sueur coule en abondance, les pulsations cardiaques frôlent les 150, le lactose infiltre les muscles jusqu’à la limite de la crampe. Oxygénation maximale. Les rictus de souffrance composent un masque de fer. Main sur les cocottes, le sportif devient un artiste du dépassement de lui-même. Il saisit la schize fondamentale entre le tiers-inclus et le sang sur la lame : il fond sur son Panthéon intime.

Et notre Français Christophe Riblon emporte l'étape mythique. Il pénètre le cénacle de l’histoire de ces hommes dont on parlera durant des décennies d’histoire d’un sport si populaire qui évoque les anciens contes épiques, les batailles entre nations du temps des équipes nationales, de toutes ces rivalités inexpugnables. Aujourd’hui, Riblon griffe les esprits. Il conquiert sa souveraineté personnelle.

En même temps, routiers, suceurs de roues, grimpeurs ou sprinters, ce sont tous des gaillards qui mèneront une ascension sociale extraordinaire pour eux : consultant, commerçant, éducateur sportif… l’après carrière se joue dès le bitume quand on commence à dix-onze ans, qu’on s’entraîne sans relâche sous toutes les températures, sous la pluie, les dards effrayants du soleil lors des épreuves en Californie, la neige... et le Tour, cette chair à Blondin.

Avec Christophe Riblon, c’est la première victoire française sur le Tour cette année. Seul le Tour de 1999 n’avait pas connu de victoire d’un Français.

Sur la ligne, avec la montagne pour horizon, le victorieux lève ses bras devant le monde entier des caméras, embrasse le médaillon portant le prénom du petit frère disparu, la petite fille, le copain coureur qui s’est tué sur la route à l’entraînement. Dans ses victoires et ses défaites, toute une existence ballote pour l'artiste, tout s’effondre, interpelle une famille et des sacrifices immoraux. Il s’envole vers les sommets. L’homme générique n’a que faire des menaces du temps et des tiers. Souverain, il enchante la possibilité de nouer l’objet au sujet. Souverain, il recherche la réconciliation du moi au monde social. Il n'a que faire non plus des états qu'on voudrait lui voir emprunter, ces voies de peur et de volonté de puissance. Souverain, l'être affronte la division sociale. Roger Vailland définissait la souveraineté :
« J'entends par souverain, le souverain de soi, ce qui implique une réflexion, un mûrissement et un équilibre entre soi et la société ce qui au passage est impossible dans une société de lutte des classes. ».

A la gloire de saint Sévère
L'art cycliste est quelquefois jugé ringard, parce que « popu. ». Roger Vailland l’a magnifié dans 325.000 francs (1955), cette petite histoire de l’ouvrier Bernard Busard qui devient coursier pour tenter d’empocher la somme souhaitable pour qu’une famille lui accorde la main de sa belle. Individualiste, combattant pour soi, sa promise n’est pas de sa condition sociale. L’ouvrier est honni. Par-delà, « dis-moi ton métier, je te dirais qui tu es », telle est l’antienne de nos sociétés irréconciliées d’avec l’esprit saint. Busard, dans la chute ou la victoire, sert une idée : la sienne en actes. Peu ? Une conquête, en fait.

Comme Riblon sur les pentes de L’Alpes d’Huez, chaque être caresse (petit doigt en l’air, une main sur la cocotte de son choix, droite, gauche) son rêve ultime : avoir la vie devant soi… et la légèreté du batailleur tel un Busard délacé du poids réifiant des classes, classifications et injonctions des professionnels de l’étiquetage. Faire de soi un don, exercer une admiration sans retour, dans la sincérité ultime, même celle détournée par des promesses lancées aux vents, ce sont là des prières éternelles.

LSR

 

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Ce qu'est le syndicalisme libre & indépendant du macronisme-patronat

Aristote à Chartres (statuaire)

Malheur à toi permanent syndical de peu ! (tu ne sers qu'aux fiches policières)