La démocratie libérale, c'est fini !
Le chagrin
et la piété démocrate.
Le grand tourment qui envahit
cahin-caha notre charmant Hexagone s’arrange des giboulées de mars au milieu du
soleil froid qui perce. Qui perce chaque jour. Les urnes vont parler. Dans les salons des institutions
républicaines, on s’inquiète, on cause, on ravigote sa confiance ou laisse ouïr
son incompréhension de tel « score »
annoncé. Les petits arrangements commencent là où l’intérêt commun prime entre
soi.
Toute constitution essaie d’incarner
« l’ordre social désirable »,
selon la belle expression de Georges Burdeau. Un ordre social désirable
subodore une politique désirable, un ordre social qui tienne compte de la
perspective du bien commun compréhensible à tous. Le vieux songe de la politeia antique renaît dans les textes.
Qu’en est-il dans les têtes des acteurs du jour ?
En France, comme partout en Europe
continentale, il n’est cependant pas évident de cerner les noms et réseaux
serrés qui tronquent la délibération parlementaire par l’usage abondant des
lobbyistes. Nombreux, organisés telle une armée avec ses matelots, lieutenants
de vaisseau au service de l’amirauté, les lobbyistes se sont substitués aux
organisations politiques pour penser, rédiger et proposer à ses notables élus
des programmes politiques. Généralement, ces programmes deviennent, en cas de
victoire, des actes législatifs définis par les règles communes de la
constitution. Or, nul ordre désirable politique fut envisagé autrement que dans
une harmonie entre l’acte de gouverner et l’acte de légiférer. Sans commettre
de confusion entre des organes et des fonctions, la plupart des démocraties
libérales européennes se sont fort bien accommodées, ces dernières années, de ces officines qui concoctent des lois
toutes-prêtes pour leurs parlementaires besogneux à s’effacer devant les grands
principes du bien commun et de l’intérêt pour la chose publique. Ce sont
des vies privatisées qui se sont emparées, naturellement, des rouages de la
démocratie représentative. Non que les élus soient intrinsèquement dépouillés d’honnêteté
au cœur, mais ils incarnent à la fois une décrépitude de l’engagement
désintéressé et un appauvrissement de la culture commune émancipatrice dévouée
à la chose publique.
Cette involution historique trouve ses
causes dans les origines des idées véhiculées durant les premières années du
quatrième repartage débuté lors de la chute des régimes aux façades
socialisantes. Le culte de l’individu-roi, la religion du chacun pour soi et le
dieu-dollar pour soi, mais encore la déchéance de la générosité humaniste
commune ont, dès la décennie 1990, approfondit le fossé entre une marge
élitaire et une majorité laborieuse. En dépit des breloques européistes
fantasmées, les rêves de concorde universelle entre les peuples se sont
affaissés dans les ornières d’une souveraineté prise à partie dans les attendus
mêmes de la volonté constitutive de l’Europe instituée. En résumé, les affaires
financières ont pris l’ascendant sur les affaires publiques des Etats devenus « Etats-membres ».
Ainsi, l’inflation législative, avec
son cumul de normes internes aux Etats et externes plus souvent contradictoires
(à preuve l’exemple divulgué hier d’une
condamnation du Conseil de l’Europe envers
la France à propos de la fessée) les unes les autres, tout cela dans les
alentours d’institutions multiples et aux intérêts divergents (notamment, la Cour européenne des droits
de l’homme, CEDH, relève du Conseil
de l’Europe quand la Cour de Justice
de l’UE, CJUE, dépend de l’Union européenne que l’on ne doit pas confondre avec la Cour internationale de
Justice de La Haye qui relève de l’ONU),
et dont les décisions de justice sont souvent disharmoniques avec les
Directives et les Recommandations de l’UE… lesquelles peuvent être
contradictoires avec des normes internes aux Etats-membres, etc., élèvent, plus
qu’il n’en faut, pour les citoyens, un sentiment d’insécurité juridique et de
poids faramineux d’institutions loin du siège de l’Etat-membre lui-même.
Dans ce capharnaüm juridique
hautement agencé, seuls des cabinets ultra-spécialisés sur des points précis du
droit (interne et externe) et des
groupements de lobbying peuvent exercer une influence flagorneuse à l’endroit
des élus de tous poils et tous rangs rendus paresseux par leur propre faiblesse
de moyens et de connaissance des normes tricotées-détricotées qui surviennent
chaque semaine sur tous les sujets de la vie économique.
Les rédacteurs du Code napoléonien, « constitution civile des Français »,
selon les substantiels mots du doyen Carbonnier, que furent Bigot de Préameneu,
Tronchet, Maleville et Portalis, bien qu’ils unissaient droit coutumier et
droit écrit, avaient toujours eu la ferme résolution de bâtir une codification
unitaire et cohérente, si possible ne laissant nulle place à l’éparpillement
propice aux infortunes de la tyrannie de l’inflation juridique. Evidemment, la
jurisprudence des tribunaux a complété chaque fois que nécessaire les matières
législatives et d’autres codifications ont vu le jour dès lors qu’une matière
juridique surgissait.
Par exemple, de la proposition de
loi sur la codification des lois ouvrières déposée par le député Arthur
Groussier en mars 1896 à la codification en quatre livres des lois ouvrières en
1906, jusqu’à la refonte du Code du travail en 1973 et ses modifications dites « simplifiées » de 2004, un fourbis
de 3.400 pages aujourd’hui rend caduque la règle Nemo censetur ignorare legem,
personne n’est censé ignorer la loi (règle fictive, et pourtant cause de la rythmique accusatoire, puisque
personne ne peut arguer d’échapper aux obligations de la loi par sa
méconnaissance de celle-ci).
Cet exemple en dit long sur l’infinie
possibilité, pour les mieux disposés à maîtriser les techniques du droit
positif et les meilleurs relais au sein des assemblées institutionnelles, d’imposer
les vues et principes de groupes constitués, généralement les plus puissants
des conglomérats et consortiums économico-financiers. Survient ensuite l’effarement
de voir les calculs et ententes secrètes entre les producteurs de yaourts ou
cigarettiers internationaux pour protéger leurs seuls intérêts immédiats face à
telle règle sanitaire instituée, ou telle disposition restreignant leurs
contributions fiscales.
Une
certaine idée de la démocratie libérale est morte, définitivement morte
dans les vœux souverains d’un autre temps, d’une autre trempe conceptuelle. Un autre monde dessine la tranchée de notre sang répandu. L’atomisation
des intérêts communs a engendré l’éclatement des politiques publiques au
service des mandants. Jamais, ô grand jamais, la devise « diviser pour mieux régner » n’a
atteint un si haut paroxysme par l’accroissance et l’usage du droit positif qu’on
en fait.
Rien donc que de très naturelle la
traduction qui s’engage dans les urnes : c’est un cri contre l’inflation
et l’insécurité juridique, c’est un cri contre l’égoïsme organisé et la
ratiocination époustouflante qui dominent dans le spectacle-marchand de la
politique à la petite semaine qui est censé organiser notre société démocratique…
si désirable.
Le Serpent rouge
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