La dentition de Carla B.
Le cas Carla B.
Ma
sévérité n’a d’égale que la splendeur de mon sourire d’effroi à regarder d’un peu
plus près le tourbillon de la société française. Il va de soi que la
misanthropie ne serait pas éloignée de ma candeur profane si je n’avais pas non
plus une espèce de vénération pour quelques souvenirs de personnes qui ont
agrémenté un de mes instants d’une vie diaphane.
{quelque part aux premiers rayons des années 2000}
Douche
tardive. J’ai traîné ce matin-là en lisant tard, négligeant mes ablutions sinon
mon énergique brossage des dents. Morceau avalé vite fait, café. Je continue un
ou deux chapitres, je ne sais plus. Puis je m’enferme dans la petite salle de
bain de mon appartement parisien sans fenêtre sur la ville autre que l’écoute
distraite de France-Inter. A
l’époque, cette station proposait des programmes singuliers, tendancieux pour
les mœurs mais affirmés pour égayer de culture avec un C majuscule nos humbles
cerveaux de prolos. Je m’enduis de mousse à raser. Je m’apprête à tailler un
glorieux bouc pour parfaire une autre présentation plus impersonnelle en vue de
ce cocktail littéraire prévu en soirée. Faut changer de tête, de temps en
temps. Avec le rasoir jetable, j’y vais mollo. Je me sais avoir la peau d’un
enfant blond. Quand je me coupe, des filets de sang s’échappent. Une heure au
bas mot de sang. A peine une joue faite, le temps d’un flash suivi du morceau
de musique d’une chanteuse insipide, qu’une voix s’anime dans mon esprit
embrumé de complications à contourner mes lèvres et mon menton. Je mouille mon
visage. D’eau tiède. Je secoue une nouvelle fois mon flacon de mousse.
J’applique l’enduit là où je dois perfectionner maintenant ma coupe, lame
retournée, ma peau déjà pas mal rougie. Mais avant, stop. Je rallume ma
cigarette de Old Holborn yellow
éteinte posée sur le bord du lavabo. Son goût raffiné me détend dans cette excavation
hebdomadaire au minimum qui m’horripile. Me raser a toujours été un calvaire.
Et moins je me rase, plus je coupe à l’excitation de ma peau fragile.
Fraîcheur,
glaciation sur ma peau, juste après mon second rasage lame bas de gamme
retournée. Juste avant de me lancer sous une douche froide, celle qui met
d’aplomb, une chanteuse intervient sur les ondes des bobos. Surprise, la fille
s’étend dix minutes sur l’art et la façon de se brosser les dents. L’animateur
journaliste est ravi. Elle insiste sur le tournoiement de la brosse, sur les 2
minutes par face. Devant, derrière, suivi d’un brossage au jus de citron. La
fille prend ainsi près de quinze minutes matin et soir à se brosser les dents.
Fameux. Je n’en reviens pas. A tel point que j’hésite à lancer l’eau bruyante pour
savoir jusqu’où ils vont aller ensemble.
Cette
fille, chanteuse aux relations multiples et allongées avec les « grands » de ce monde, plaît à tous.
A mon institut, tout le monde l’adore. Et ils achètent son disque pour l’encourager,
et ils se l’écoutent à longueur de journée à s’en pincer les zones érogènes sur
leurs baladeurs. Belle unanimité. Moi, inculte et grossier, j’en reste aux Bérus,
Thiéfaine et Iron Maiden. Non mais ! Le plus drôle, ce sont les gauchos de
ma boîte qui l’adorent plus que les autres. Pensez donc, une fille qui a été
mannequin et qui réussit une telle reconversion professionnelle brillante, ça
inspire mes joyeux collègues encartés à la LCR –et ils étaient nombreux dans mon institut. Evidemment, sarcastique,
je leur raconte l’émission sur ses soins dentaires quotidiens. « Allez, tu charries… On ne peut pas résumer
Carla qu’à ça ! ». Certes. Rien ne résume jamais rien, encore
moins si elle avait les dents gâtées. C’aurait été gênant pour lécher des
sucettes à l’anis entre deux chansonnettes.
{2014 n’en finit pas de me faire planer}
Depuis
quelques années, je me rase en silence. Plus rien. Pas un bruit. Toujours à l’eau
tiède. Surtout, surtout pas de radio. J’aurais trop peur d’être si navré à m’en
causer une balafre. De toute façon, ni moustache, ni bouc. Rien à contourner
dans la délicatesse. J’y vais franco et laisse ma délicatesse pour mes petites
bricoles posées sur L’Atelier du Serpent
rouge.
Aujourd’hui,
dans la bonne presse, j’apprends que la chanteuse a fait sa vie avec un grand
de ce monde. Elle l’a même épousé. Paraît même qu’elle écrit et prépare en ce
moment des chansons inspirées par la politique. Non !? Si, si… Ça va être
du brutal ! Un vrai carnage annoncé. Je m’interroge. Sa chanson Le pingouin, l’avait-elle destinée à mes
anciens collègues, au final ? Une chanson comme celle-ci, je crois que
Chantal Goya aurait pu la chanter. « Un
pingouin, un pingouin, hein-hein, a tué un chasseur… c’était un pingouin qui, c’était
un pingouin qui avait un fusil, lon-lère ! ».
Bon,
c’est pas tout ça, mais la rentrée des classes est une orgie, que dis-je, une
débauche de papiers sur les profs, les parents, les élèves, la nouvelle
ministre, les programmes, les réformes, les temps scolaires et périscolaires, les
cartables trop lourds, les syndicats des profs, le thermomètre et la
basse-cour. Finalement, que Carlita veuille chanter la politique me rassure. En
voilà une dont la voix porte. Et des idées. Puis elle a une si jolie dentition
qu’elle pourrait presque nous faire croire qu’elle est une artiste. Et quel
appétit aussi, si je comprends bien. Et peu de grammes de graisse, avec tout
ça. Un exemple pour toutes les filles, un modèle pour nous tous les rasés de ce
XXIe siècle débutant et si bellement envoûtant.
LSR
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